Les investissements du secteur privé dans les infrastructures portuaires en Afrique : quels enjeux juridiques ? (Dr Aba Seka Clément)
En effet, les régimes de gestion des ports de commerce d’Afrique tentent d’évoluer vers le modèle d’organisation préconisé depuis 2002 par la Banque Mondiale dans son manuel de gestion portuaire, le Port Reform Toolkit : il est recommandé de passer du modèle de port-service à un modèle de port-outil, puis finalement, à un modèle de port-propriétaire foncier.
Ce qui, en réalité, est préconisé c’est la libéralisation de la gestion portuaire afin de permettre aux ports Africains de participer aux mouvements interétatiques d’échanges de biens et services en vue de leur meilleure intégration dans l’économie mondiale.
Pour y parvenir, il est préconisé de cantonner les autorités portuaires à l’exercice des fonctions régaliennes (police, sécurité) et d’externaliser les fonctions industrielles et commerciales au profit des entreprises internationales de manutention qui ont un savoir-faire technique et disposent d’immenses capitaux pour investir dans le développement des infrastructures des ports Africains.
Ce phénomène est entrain, effectivement, de se concrétiser dans la majorité des ports d’Afrique à telle enseigne qu’il est, désormais, question de parler d’une gouvernance entrepreneuriale, c’est-à -dire d’une gestion des ports de commerce, calquée sur celle des entreprises privées.
Mais, cette volonté de réformes de la gouvernance des ports Africains, se heurtent souvent à un manque criard de ressources financières de la part des autorités portuaires pour assurer, seules, le développement des ports.
Pour parvenir aux standards des grands ports du monde, il est alors préconisé un renforcement de la participation du secteur privé dans la gestion et l’exploitation des infrastructures portuaires.
Or, cette stratégie de développement des ports est confrontée à des controverses juridiques ; l’un des exemples emblématiques est, ce qui s’est passé, à la fin de l’année 2019, au Cameroun : le port autonome de Douala, a procédé à la résiliation de la convention de concession du terminal à conteneurs signée avec le groupe Bolloré Africa Logistics, après quinze années d’exploitation.
Dès lors, se pose avec acuité la question de la sécurité juridique des investissements du secteur privé dans les ports d’Afrique ; dans la mesure où, il s’agit d’un impératif pour protéger au mieux les intérêts des opérateurs privés.
De ce point de vue, l’idéologie partenariale qui prédomine, dans la gestion des ports Africains, amène indubitablement à faire le point d’une esquisse des garanties juridiques liées aux investissements privés dans l’exploitation des infrastructures portuaires (I) ; mais, l’intelligibilité de cette analyse exige qu’on affirme, clairement, qu’en Afrique, ces garanties juridiques sont confrontées aux prérogatives élargies reconnues aux autorités portuaires pour la gestion patrimoniale des infrastructures portuaires (II).
UNE ESQUISSE DES GARANTIES JURIDIQUES LIEES AUX INVESTISSEMENTS PRIVES DANS L’EXPLOITATION DES INFRASTRUCTURES PORTUAIRES EN AFRIQUE.
D’emblée, les opérateurs privés qui investissent dans les ports de commerce en Afrique, en particulier dans l’espace UEMOA ou OHADA, doivent savoir que l’évolution actuelle des règles de droit vise, en principe, à la sécurisation juridique de leurs projets d’affaires. Ainsi, des garanties leur sont reconnues par le discours juridique en vue de les rassurer quant aux avantages économiques et financiers à investir dans les infrastructures portuaires en Afrique.
Cette présentation peut être illustrée par deux exemples significatifs, constamment évoqués par les acteurs portuaires qui nous consultent à ABIDJAN mais, qui sont transposables dans la majorité des pays d’Afrique.
Les infrastructures portuaires sont des ressources essentielles, pour tous les acteurs portuaires, dont l’exploitation impose le respect des règles de concurrence.
Au préalable, faut-il souligner qu’en droit portuaire, l’expression « infrastructures portuaires » ne doit pas être confondue avec celle de « superstructures portuaires ».
Aujourd’hui, cette précision de la terminologie n’est pas clairement faite dans le langage des Spécialistes de la logistique portuaire et des Géographes qui utilisent couramment l’expression « infrastructures et équipements ou aménagements portuaires » pour désigner l’ensemble des infrastructures et superstructures portuaires. Dans cette étude, nous optons pour ce langage courant.
Mais, ce qui importe de souligner, est que ces équipements portuaires sont considérés par les usagers-clients des ports de commerce, comme des ressources, des installations ou des infrastructures essentielles, pour l’exercice et la satisfaction de leurs activités.
La ressource essentielle est entendue comme l’équipement ou l’aménagement portuaire indispensable, pour accéder à un marché du fait qu’il n’existe pas d’alternative
viable, pour les concurrents potentiels, d’accéder au marché en question, en raison des caractéristiques particulières de cet équipement.
C’est l’exemple, d’un terminal à conteneur que l’on ne peut dupliquer, en raison de son coût prohibitif ou du temps requis pour sa reproduction. C’est, donc, une infrastructure sans laquelle les concurrents ne peuvent fournir des services à leurs clients.
Dès lors, l’entreprise portuaire qui s’est vu confier, par voie contractuelle de délégation de service public, l’exploitation de cette infrastructure essentielle, notamment, un terminal portuaire, et qui exerce une activité économique consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné, ne peut refuser, en principe, à d’autres opérateurs portuaires, l’accès à cet équipement indispensable. En cas de refus de mettre à la disposition d’un tiers, la ressource essentielle qu’il détient, sauf pour des raisons objectives (sécurité, sûreté, crise sanitaire), il adopte une pratique anticoncurrentielle qui peut être qualifiée d’abus de position dominante.
Cette question est une préoccupation récurrente chez les usagers-clients des pays dépourvus de façade maritime comme le Mali, le Burkina Faso ou le Tchad qui dénoncent les discriminations d’accès aux équipements portuaires ; ils estiment que ces ressources essentielles sont un marché oligopolistique que se partagent sans contestation possible des opérateurs historiques locaux dans les ports d’Abidjan, de Dakar ou de Douala.
Finalement, en Afrique, protéger les entreprises privées des ports contre les pratiques anticoncurrentielles (entente, abus de position dominante), constitue une garantie juridique essentielle.
L’occupation privative du domaine public portuaire, par les investisseurs privés, est soumise au respect du principe de confiance légitime.
Le 20 juin 2018, dans une affaire devenue célèbre, Société Meroueh Fils et Compagnie MEFCO contre Port Autonome d’Abidjan, le Conseil d’Etat de Côte d’Ivoire a rendu un Grand Arrêt de la Jurisprudence, en consacrant, explicitement, un nouveau principe général de droit : la protection de la confiance légitime.
Par son Arrêt n°169 du 20 juin 2018, le juge administratif, saisie d’un recours d’excès de pouvoir par la société MEFCO, annule la décision de refus du 18 novembre 2015 de l’autorité portuaire de renouveler le titre d’occupation de ladite société au motif que celle-ci a méconnu « le principe de la confiance légitime qui implique pour les administrés la garantie de ne pas être trompés ».
Ainsi, en Côte d’Ivoire, le principe de la confiance légitime doit, désormais, présider aux relations entre l’autorité portuaire et les investisseurs privés dans les zones portuaires avec pour objectifs : la stabilité et la prévisibilité des règles juridiques de l’action administrative.
Cette garantie juridique essentielle amène donc à retenir que l’administration portuaire en Afrique, qui doit inspirer confiance, a pour obligation de ne pas tromper, induire en erreur les investisseurs privés, ou les déstabiliser par un changement soudain de la réglementation ou de ses engagements. Dans l’espèce, MEFCO C/ P.A.A, il est manifeste que l’administration portuaire d’Abidjan n’a pas respecté ses engagements, ses promesses à l’opérateur privé de renouveler son autorisation, ce qui justifie l’annulation de la décision prise.
A la lumière de ces exemples, nos analyses ont essayé de mettre en relief une esquisse des garanties juridiques offertes, désormais, au secteur privé dans les ports Africains. Pour autant, les autorités portuaires continuent de bénéficier de prérogatives élargies pour fixer les règles d’utilisation et d’exploitation du domaine public portuaire.
DES GARANTIES JURIDIQUES CONFRONTEES AUX PREROGATIVES ELARGIES RECONNUES AUX AUTORITES PORTUAIRES POUR LA GESTION PATRIMONIALE DES INFRASTRUCTURES PORTUAIRES EN AFRIQUE.
L’importance économique des ports en Afrique a été, solennellement, consacrée en 1944 par le célèbre Arrêt du Conseil d’Etat, Compagnie Maritime de l’Afrique Orientale. Cette jurisprudence qui est toujours d’actualité peut être considérée comme le traditionnel fondement juridique des prérogatives reconnues aux autorités portuaires en Afrique.
En effet, les partenaires économiques doivent bien comprendre qu’en Afrique, les ports sont, certes, des infrastructures de transport indispensables au développement économique de nombreux pays mais, ils sont surtout, des instruments de leur insertion dans la communauté maritime mondiale et des moyens d’affirmer leur souveraineté internationale.
Par conséquent, ces préoccupations stratégiques que l’on retrouve dans ce qu’il est convenu d’appeler "l’intérêt économique général ", amènent les Etats Africains à concéder la gestion d’une partie de leur domaine public au profit des sociétés d’Etat que constituent les Ports Autonomes et qui, sont des sociétés de droit privé, au sens du droit OHADA. Ainsi, ces ports autonomes vont se voir confier, prioritairement, des missions stratégiques de service public ayant pour support des dépendances domaniales.
Pour y parvenir, les autorités portuaires bénéficient de prérogatives de puissance publique au regard de leurs statuts.
Des prérogatives élargies par le pouvoir de gestion domaniale.
La dimension internationale et économique des ports Africains incite à des réajustements de leur mode de gestion qui sont, parfois, perçus par le secteur privé en termes de bouleversement juridique. En effet, longtemps, l’un des traits distinctifs des titres d’occupation privative du domaine public portuaire était sa très longue durée, de 20, 50 voire 99 ans, de nature à faire bénéficier de rentes de situation aux partenaires économiques.
Aujourd’hui, les autorités portuaires en Afrique estiment que la théorie des ressources essentielles et, surtout, le pouvoir de gestion domaniale dont elles bénéficient leur confère des prérogatives élargies pour moderniser la gestion opérationnelle des zones portuaires et éradiquer les rentes économiques.
A l’appui de cette thèse, est évoquée les jurisprudences de 1944, Compagnie maritime de l’Afrique Orientale précitée et, celle de 1957, Société nationale d’éditions cinématographiques. Il a été jugé que "l’autorité chargée de la gestion du domaine public peut fixer dans l’intérêt du domaine et de son affectation ainsi que dans l’intérêt général les conditions auxquelles elle entend subordonner les autorisations d’occupation privative. Ce pouvoir de gestion ne saurait être assimilé au pouvoir de police".
Cette jurisprudence qui consacre la reconnaissance du pouvoir de gestion domaniale va permettre, à la collectivité publique propriétaire ou à son concessionnaire, de gérer leur patrimoine au mieux de leurs intérêts. Il est, ainsi, reconnu aux ports Africains auxquels les Etats ont concédé La gestion du domaine public portuaire, la possibilité de se comporter comme n’importe quel propriétaire, en fondant leurs actions, au nom de l’intérêt général, sur l’objectif de la meilleure utilisation ou exploitation économique et financière des dépendances domaniales.
A ce titre, les autorités portuaires, qui nous consultent, insistent sur la règle selon laquelle lorsque le pouvoir de gestion est en jeu, d’une part, l’occupation privative des zones portuaires est nécessairement soumise à l’obtention, préalable, d’un titre juridique d’occupation privative qui peut être contractuel ou unilatéral ; d’autre part, cette occupation privative est précaire et révocable pour un motif d’intérêt général et, enfin, les mesures d’occupation ne sont pas gratuites car elles sont subordonnées au paiement de redevances domaniales.
On s’aperçoit, alors, que la notion d’intérêt général est particulièrement extensive ; c’est sur le fondement de cette notion, que les Directeurs Généraux des ports autonomes, vont pouvoir résilier ou procéder au retrait des titres d’occupation privative en évoquant des comportements fautifs des partenaires privés tels que le non-paiement des redevances domaniales ou la sous-location des installations portuaires.
En tout état de cause, dans les ports Africains, il est souligné que la méconnaissance des décisions prises dans le cadre du pouvoir de gestion domaniale est sanctionnée par des mesures administratives à caractère patrimonial comme l’abrogation ou la résiliation du titre d’occupation de l’investisseur privé.
Cela étant, l’impératif de sécurité juridique exigée, par les investisseurs privés, va progressivement réduire les prérogatives des autorités portuaires. C’est pourquoi, on assiste à une multiplication des voies de droit, par les investisseurs privés, pour contester le bien-fondé des actes de gestion domaniale des administrations portuaires.
De la multiplication des voies de droit face aux actes de gestion domaniale des autorités portuaires
L’on assiste à de nombreux recours des investisseurs privés devant les juridictions judiciaires. C’est le cas notamment des recours pour excès de pouvoir des partenaires privés, devant le juge administratif, visant à obtenir l’annulation des mesures administratives pour cause d’illégalité.
Dès lors, au titre des garanties juridiques en faveur des investisseurs privés, le juge administratif veille au respect des intérêts des opérateurs portuaires.
Dans ce sens, on peut citer une affaire emblématique. A la lumière de l’arrêt n°14 du 30 avril 2008, Office Ivoirien des Chargeurs c/ Ministère des Infrastructures, le juge a laissé entendre que "seuls les comportements fautifs prévus au cahier des charges peuvent fonder une sanction de résiliation ou d’abrogation".
Au demeurant, l’on doit noter comme garantie juridique essentielle : le respect des droits de la défense consacré en 1944 par la jurisprudence, Dame Veuve Trompier-Gravier. Toute sanction ne peut intervenir légalement sans que l’occupant n’ait été mis en demeure de discuter les griefs formulés contre lui. C’est pourquoi, dans l’affaire Office Ivoirien des Chargeurs c/ Ministère des Infrastructure, le juge administratif a annulé le retrait- sanction prononcé à l’encontre de l’Office Ivoirien des Chargeurs pour violation des droits de la défense.
Cette jurisprudence est un exemple, souhaitée dans les ports Africains, d’une conciliation raisonnable des principes de sécurité juridique et d’intérêt général.
En conclusion générale
Les ports maritimes en Afrique sont, affirme un célèbre auteur, "une chance pour le développement". Car, la quasi-totalité du commerce extérieur des pays dotés ou dépourvus d’une façade maritime passe par la voie maritime et emprunte les infrastructures portuaires. C’est pourquoi, aujourd’hui, les stratégies économiques de développement mettent l’accent sur la dynamisation et la restructuration des infrastructures portuaires.
Cette étude, a eu pour objectif principal d’apporter un bref éclairage, sur quelques garanties juridiques, dont sont bénéficiaires, les partenaires privés du transport international qui sont friands de sécurité juridique afin de préserver le retour sur investissement de leurs lourds financements dans les ports africains. |